jeudi 4 février 2010

INTERVIEW MATTHIAS LEHMANN | LES LARMES D'EZECHIEL

Les BD de Matthias Lehmann sont trop rares que chacune
de ses nouvelles parutions ne soit pas en soi un événement
.
LES LARMES D'EZECHIEL, disponible depuis quelques mois
chez Actes Sud BD, dans une splendide édition (comme toujours
chez cet éditeur), est probablement l'album le plus "rafraichissant"
(si je puis m'exprimer ainsi pour un album abordant des thèmes aussi
sérieux que celui de l'alcoolisme ou de la mort) qu'on ait pu lire
cette année. La preuve, il n'a été nominé dans aucune
catégorie pour Angoulême 2010.
Petit entretien avec l'auteur. Juste une mise au point
sur les plus belles images de sa vie.

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1/ Bon, désolé, tu dois en avoir marre de cette question, mais bon, comment ne pas te la poser : Dans ta bio qu’ Actes Sud fait circuler, on peux lire que tu te revendiques "Franco-Brésilien". Peux-tu nous en dire plus sur tes origines et en quoi, selon toi, cette "double-nationalité" influe sur ton travail artistique ?

Je n’irai pas jusqu’à dire que c’est une revendication, mon éditeur l’a formulé comme tel peut-être parce que ça peut étonner les gens que je me dise franco-brésilien alors que je suis né et que je vis en France depuis toujours.
Ma mère est brésilienne, mon père est français mais la première langue que mes sœurs et moi avons parlé (car on la parlait à la maison) c’est le portugais. Après il y a beaucoup de références culturelles propres au Brésil qui nous ont été transmises, puis on allait au Brésil souvent, on mangeait brésilien chez nous, il ya tout un ensemble de choses qui faisaient que quand j’allais chez mes petits camarades, je sentait une différence.
Tout ça a dans une certaine mesure aboutit à un sentiment de décalage : on n’a pas tout à fait les mêmes repères que nos contemporains en France et au Brésil, on n’est pas vraiment du Brésil non plus.
Et puis ma mère a toujours vécu à contre-cœur en France alors elle nous a un peu transmis sa nostalgie etc. du coup vers 20 ans, je me suis interessé de plus près à la culture populaire brésilienne, aux contes de Monteiro Lobato, la littérature populaire et les gravures du Nordeste, la peinture « regionaliste » de Portinari ou de Quignard, la musique caipira (sorte de country brésilienne) etc. et c’était presque pour le coup revendicatif d’ inclure ça dans mon travail, surtout dans mes dessins ou mes peintures comme dans « o pesadelo de gustavo ninguem » publié par le dernier cri en 2000 et même dans l’étouffeur, certaines séquences s’inspirent de la nature du Brésil, voire plus précisément de Minas Gerais, d’où vient ma famille.
Bon, tout ça fait partie de moi, je ne sais pas vraiment quand ça m’influence ou pas… dans le dernier livre pas des masses je pense. Enfin pas de manière ostentatoire.

Aligné à droite2/ Au delà de tes origines, on sent malgré tout une grande influence de la BD américaine indépendante dans ton travail, allant de Crumb à des artistes plus contemporains comme Chester Brown. Si le contexte de ton dernier album est français, on a quand même le plus grand mal à se dire que nous tenons entre les mains le travail d'un artiste vivant en France.

L’influence de la bande dessinée américaine c’est certain. Quand j’étais petit je n’ai jamais lu de comics de super héros car ça m’ennuyait trop, par contre j’adorais Franquin, Fred, F’murr, Hergé etc. Le premier américain qui a retenu mon attention c’est Eisner, j’avais emprunté les recueils du Spirit de Futuropolis à la bibliothèque et ça me passionnait, surtout graphiquement.
Après j’ai découvert Charles Burns, Art Spiegelman, Gary Panter, la génération Raw et le lien qui s’est fait après avec mon intérêt pour toute la scène du roman graphique des années 90 (Clowes, Doucet, Brown, Joe Matt,Ware et compagnie) c’est que tous ces gens OSAIENT dessiner au-delà du fait que leur approche narrative était passionnante.
Mais l’influence de la bd américaine c’est presque une vague d’influence qu’a eu l’idiosyncrasie américaine sur moi, et sur plusieurs générations d’artistes et auteurs français il faut dire…. C’est presque devenu une attitude contre-culturelle en France de s’intéresser à la culture américaine depuis les années 60.
A un moment j’étais obsédé le polar behavioriste (comme dirait Manchette), après par le blues rural et la country, le cinéma, la peinture régionaliste type Thomas Benton ou des peintres plus « urbains » comme Phillip Guston etc…

3/ Ton album "Les larmes d'Ezechiel" m'a fortement rappellé la structure de certains films indépendants américains qui n'ont ni début ni fin, ni intro ni une véritable conclusion à donner au lecteur/spectateur. Juste une série de situations, d'entrecroisements d'événements, mais aucune histoire au sens "déroulemnent classique" du terme. Le cinéma as t-il une quelconque influence sur toi ? Si oui, quel genre, quel metteur en scène, quel film t'interpelle ?

A vrai dire, bien que j’aille assez souvent au cinéma, je ne me sens pas trop influencé par ce medium, en tous cas pas sur la forme.
Je l’ai été énormément à une époque ; David Lynch étant mon super héros puis il a fait cette exposition de crouttes à la Fondation Cartier et ça m’a permis de relativiser tout ça.
Par contre si mon livre fait penser aux films estampillés « sundance », je n’ai plus qu’à me flinguer car c’est tout ce que je déteste, ha ha. Hum.
Il y a beaucoup de films qui m’ont marqué bien sûr mais si on me demande UN film, je pense immanquablement à « la poursuite impitoyable » d’Arthur Penn, je ne sais pas pourquoi, ce film un côté assez flamboyant. Mais je pourrais en citer d’autres.
Bon, tu vois, le dernier qui m’ait frappé c’est « les derniers jours du monde» des frères Larrieu et ça n’est pas franchement américain !

Concernant la structure du livre, je crois que j’ai surtout une tendance endémique à ne pas écrire de scénarii « linéaires », je me sens incapable d’écrire une histoire qui se lit simplement avec un début un milieu et une fin, je me sens toujours obligé de rajouter des rebondissements, des digressions et des espèces de ponts que je suis le seul à comprendre (peut-être).
C’est un problème car il est difficile de raconter cette histoire de manière résumée et dieu sait que si tu veux vendre un livre tu as intérêt à raconter des histoires résumables.

4/ Les artistes français actuels sont peu nombreux à être édités chez un éditeur aussi prestigieux que Fantagraphic. On a même plutôt l'habitude de voir des albums de Fantagraphic être édités dans des versions françaises que de voir des albums originellement édités en France sortir aux États-Unis. Est-ce que tu crois que ça a à voir avec ce que je te disais plus haut (la signature très "BD indé US" de tes albums) ? Dans ce cas, pourquoi les américains voudraient éditer un artiste qui fait des choses simliaires à leurs contemporains ?
Pour reformuler ma question : Qu'est-ce qui à ton avis a attiré Fantagraphic dans ton travail à ton avis ?

Mon sentiment c’est qu’il y a une approche des choses très différente entre la France et les Etats-Unis, en France quand tu traduits un auteur étranger, c’est presque considéré comme une démarche patrimoniale, on rend cet auteur accessible au lectorat etc. Aux Etats-Unis je crois qu’on se dit juste que tel ouvrage correspond à une sorte d’approche esthétique commune et ça suffit.
Effectivement, j’ai toujours baigné dans ce creuset de bande dessinée underground que je qualifierais davantage d’international qu’américain (bien qu’il est évident qu’il trouve ses sources là-bas), le dit creuset doit comprendre à tout casser quarante auteurs qui sont plus ou moins publiés ça et là par les amateurs du genre.
Fantagraphics c’est un peu la mecque pour ces gens-là alors évidemment… il faudrait demander à Kim Thompson qui a publié le livre, mais je pense qu’il a surtout aimé le travail graphique. Il est francophone (du moins il lit le français) donc c’était également plus simple de lui soumettre le projet. Le caractère assez onirique et délocalisé de l’étouffeur (HWY115 aux USA) rendait l’ouvrage aussi accessible aux américains qu’ailleurs – je pense que ça vaut pour des auteurs comme Julie Doucet, Max Andersson ou Stéphane Blanquet, l’aspect national n’a pas une très grande importance, il est évident qu’ils et elles partagent tous une culture visuelle commune.
Maintenant pour le moment, personne ne veut des larmes d’ezechiel aux Etats Unis, comme quoi le fait que ça soit plus localisé change certainement la donne.

5/ Un dessinateur/illustrateur français de moins de 30 ans qui publie chez un éditeur aussi prestigieux que Acte Sud, dont les livres sont traduits aux États-Unis chez un éditeur non moins prestigieux, qui dessine également pour des quotidiens francophones très connus. Ta situation doit-être excessivbement enviable aux yeux de pas mal de dessinateurs. Combien reçois-tu de messages plein de haine et de jalousie ?

Pas du tout, personne ne me connaît.
Quant aux quotidiens nationaux, je vais relativiser (malheureusement) : je n’ai travaillé que pour Le Monde et ce, TRES sporadiquement…
Malheureusement, il y a des situation bien plus enviables, c’est plutôt moi qui déteste un tas de mecs.
Ce ramassis de fils de putes.

6/ On te sais également musicien. Je t'ai déjà vu en concert jouant de la guitare en solo, je sais également que tu as récemment monté un groupe avec un autre dessinateur, Nicolas Moog. Que peux-tu nous dire sur ce projet ? Que peux-tu nous dire sur ta "carrière" de musicien en général ? est-ce quelque chose que tu prends autant au sérieux que ton travail de dessinateur/illustrateur ? Ou bien est-ce plus une activité dilettante ?

Je suis tout à fait dilletante et autodidacte, autant dire que je ne suis pas un musicien hors pair mais je m’en fous. Avec Nicolas et un autre ami, nous avions formé le groupe Raw Death qui joue très très rarement et à géométrie un peu variable, ça se débat dans une mare de country gluante et de old time dépressive. On a même fait un petit disque très confidentiel.
J’ai aussi enregistré un autre disque de sept titres sous mon pseudo de Plague Henry, ça fait plus d’un an qu’il est entièrement mixé etc . il ne me reste qu’à le sortir mais je suis chroniquement fauché pour mon plus grand malheur.
Au moment où je fais de la musique je prends ça tout à fait au sérieux et avec plaisir mais je n’ai aucun plan de carrière. Je serais bien en mal d’en avoir un au demeurant, mais tant mieux c’est reposant car l’ambition sclérose.

7/ Pourquoi avoir arrêté la carte à gratter pour Les Larmes d'Ezechiel ? Une envie de travailler avec d'autres technique ? Un désir de travailler plus vite ?

En fait je souhaitais effectivement travailler plus vite et c’est un pari plus ou moins réussi (j’ai quand même mis trois ans à le faire) mais ça n’est finalement pas SI différent de la carte à gratter, à part que je dessine sur la feuille en noir sur blanc mais qu’après je gratte pour faire des effets de gravure. Ça reste assez appliqué je le crains.
Bon je continue à faire beaucoup de cartes à gratter pour des dessins uniquement. Un jour je me suis dit que la bande dessinée est déjà assez fastidieuse à dessiner comme ça, faire ça à la carte à gratter en plus, c’est trop.

8/ Quelle part d'autobiographie trouves t-on dans Les Larmes d'Ezechiel ? Est-ce nouveau pour toi par rapport à l'Etouffeur de la RN 115 qui était un livre plus ouvertement fictionnel ?

Pas du tout, l’étouffeur est complètement autobiographique, j’ai vraiment tué plein de gens en leur enfonçant des objets dans la bouche !

Blague à part, il y a effectivement une part d’autobiographie dans Les Larmes mais plutôt que d’autobiographie, il s’agissait plus pour moi d’insufler du réel dans le récit ou des signes de l’époque contemporaine, un truc du genre. C’est une démarche que j’avais déjà amorcée dans des récits plus court comme dans « Grandma’s painting », une histoire parue en anglais en Slovénie et restée inédite en France jusqu’à maintenant.

9/ Quel rapport entretiens-tu plus globalement avec l'autofiction qui est un "genre" qui domine, voir etouffe beaucoup la BD française ?

Si je ne dis pas de betise, je crois que Michel Leiris, dans l’introduction qu’il écrivit pour la seconde édition de l’âge d’homme, comparait l’autofiction en littérature à la corne du taureau dans la tauromachie.
Evidemment aborder des choses vécues et très personnelle au sein d’une ficiton, c’est aussi se mettre en danger. Dans une certaine mesure.
En tous cas, on peut ressentir une forme de mise en danger de soi dans le travail d’écriture quand on insère des souvenirs assez essentiels, il y a un effet de vertige un peu masochiste, quelque chose comme ça, je ne sais pas trop décrire cette sensation.

Mais bon, personnellement je ne fais pas d’autofiction stricto sensu.

Maintenant, c’est vrai que c’est devenu une sorte de genre dans la BD française et le problème d’un genre quand il devient à la mode, c’est qu’il offre un canevas qui paraît simple et qui permet à toutes les feignasses de se greffer dessus en espérant faire un carton.
Ce sont d’ailleurs en général ces derniers qui ont effectivement du succès, alors ils sont encouragés.

10/ Tu travailles également pour divers quotidien (et magazines ?). Qu'est-ce qui change dans ta démarche quand tu dessines "pour toi" et quand tu dessines pour une commande ?

Je fais très peu de travail de commande en définitive, mais il est certain que c’est différent : quand je fais un dessin, mettons pour une expo, je me pose davantage des questions de composition de l’image etc.ce que j’y met d’un point de vue purement figuratif dépend de moi, de mes envies ou des références culturelles ou autres que j’ai envie d’y mettre.
Pour une illustration, je me pose à peu près les mêmes questions sauf que je privilégie surtout le lien avec le texte à illustrer. C’est moins libre.

11/ Accepterais-tu de travailler sur une BD dont tu n'aurais pas signé le scénario ?

Pas pour le moment, car j’éprouve peu de plaisir à dessiner de la bande dessinée. J’aime faire des dessins disons, non narratifs etc. mais le dessin de BD, je trouve ça fastidieux et souvent assez ennuyeux à faire, alors si je n’ai pas le plaisir de l’écriture et du découpage etc. pour me motiver, je pense que je trouverais ça tout simplement déprimant.
Mais peut-être que je changerai d’avis.

12/ L'Etouffeur de la RN 115 fleurtait un peu avec le "genre". Les Larmes d'Ezechiel est quant à lui plus réaliste, plus ancré dans le quotidien, la normalité. Reviendrais-tu volontiers vers le "genre" ?

C’est drôle car j’avais un peu envisagé les larmes d’ezechiel comme une bd de genre, une romance en l’ocurence, mais il est vrai que ça ne marche pas trop sur ce registre…
Mais oui, j’aimerais faire de la bd de genre, la prochaine en vue sera une fable cruelle sur l’enfance, est-ce un genre littéraire ? un peu, non ?
Il faudrait que je relise la Comtesse de Ségur et poil de carottes, ce genre de choses un peu sadiques.

13/ Il y a t-il d'autres genres que tu voudrais explorer ? La SF par exemple ? Est-ce un genre qui te tenterait d'investir ?

J’aimerais trouver une idée valable de scénario d’épouvante mais ça me semble compliqué. Compliqué parce que si tu fais de l’épouvante mais qu’au final ça ne fait pas peur, quel intérêt ? or, créer la peur en bd, c’est loin d’être évident...
Mais j’aimerais bien m’y atteler.

La sf m’attire moins, la sf en bd m’a toujours assez mortellement ennuyé.

Le fantastique m’intéresse aussi. Mais je ne suis pas non plus convaincu que ça soit un genre très applicable à la bande dessinée ou tout du moins pas un genre que je serais capable d’appliquer.
Mais j’aime beaucoup les films de John Carpenter alors c’est tentant.

14/ Du pain sur la planche pour l'avenir ? Avec quels ingrédients comptes-tu nous cuisiner pour ton prochain ouvrage ?

En ce moment je fais surtout du dessin pour des expos, sinon je vais faire cette bd sur les déboires d’un gamin qu’une vieille grand-mère accariâtre force à se déguiser en petite fille. Ça c’est prévu pour une nouvelle collection de livres courts (30 à 38 pages) mais de grand format chez Actes Sud.
J’espère finir ça pour septembre 2010.
Ce sera a priori assez méchant.

Et puis après je ne sais pas… je vais peut-être piquer une crise et abandonner la BD car c’est un peu ingrat.

Peut-être un recueil de dessins un de ces jours.
Ah oui ça, ça serait bien.

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